Chapitre XVIISir Thomas Browne PageMademoiselle Page Chapitre XIX

Deuxième Partie


CHAPITRE XVIII

(février - mai 1671)

La cour alla le premier jour de carême à Versailles. Il y avoit eu un bal en masque aux Tuileries, où madame de Montespan et madame de La Vallière n'avoient pas paru. Madame de La Vallière s'en alla dès six heures du matin à Chaillot, aux filles de Sainte-Marie.1 Le roi y envoya M. Colbert et M. de Lauzun. Nous allâmes à Versailles. Tout le chemin se passa en pleurs, le roi, madame de Montespan et moi ; je pleurois de compagnie ; les deux autres pleuroient madame de La Vallière, qui les consola bientôt : elle revint ; tout le monde dit qu'elle en avoit usé fort sottement ; ou qu'elle devoit demeurer, ou faire ses conditions bonnes, et elle revint comme une sotte. Quoique le roi eût pleuré, il auroit été très-aise de s'en défaire dès ce temps-là. On parla fort différemment, comme l'on fait de toute chose, de cette retraite, des motifs de ceux qui lui avoient fait faire. Pour moi cela m'étoit si indifférent que je l'ai oublié, et je ne veux point parler, comme j'ai déjà dit, de ce qui ne me regarde pas.

Comme nous fûmes retournés à Saint-Germain, M. de Paris me vint voir ; il a toujours témoigné beaucoup d'amitié à M. de Lauzun. En arrivant à Paris, il me parut prendre grande part à notre disgrâce. Il m'entretenoit donc de mes affaires ; il me dit : « Eh ! bien Guilloire n'est plus à vous ? » Je lui dis : « Il y est encore. — J'admire votre patience après ce qu'il a fait. » Je lui dis : « Je ne sais rien de nouveau. — Oh ! vraiment me dit-il, je croyois que M. de Lauzun vous l'eût dit. » Je lui dit : « M. de Lauzun m'a dit souvent qu'il souhaitoit que je l'ôtasse, et c'est mon intention : il en a si mal usé pour lui que je ne puis le souffrir ; mais il tarde toujours. — Et Segrais y est-il encore ? — Oui. » Je le pressai de me dire l'histoire dont il étoit question. Il me dit : « Il y a deux mois que Matomesnil, que vous connoissez (c'étoit un gentilhomme du comté d'Eu) me dit : MM. Guilloire et de Segrais m'ont prié de les amener céans. Comme il y avoit peu que j'étois archevêque, je crus que c'étoit pour me faire compliment ; je lui dis que ce seroit quand ils voudroient. Il me les amena le lendemain ; je n'étois pas levé. Après m'avoir fait des honnêtetés, M. Guilloire me dit : Vous avez toujours eu tant de bonté pour Mademoiselle, et pris tant d'intérêt à tout ce qui la regarde, que je crois que vous devriez bien continuer dans l'occasion présente : elle est dans un état pitoyable. Je leur dis : Assurément il s'est passé des choses bien désagréables pour elle ; mais on ne parle plus de cela. — Ah ! monsieur,2 que dites-vous ? Elle est plus entêtée que jamais de M. de Lauzun, et c'est une œuvre digne de vous et à quoi vous êtes obligé en conscience, de finir cette affaire ; il faudroit empêcher que cet homme ne la vît. Je répondis : C'est au roi à faire cela, et non pas à moi. — Mais vous devriez lui représenter qu'il y va de sa conscience. Segrais dit : Il y auroit un expédient, comme suppléant à la mémoire de Guilloire ; il paroissoit que c'étoit le souffleur et que l'autre avoit oublié son rôle et ce qu'ils avoient concerté ensemble. — Eh quel ? lui dis-je. — D'envoyer M. de Lauzun ambassadeur en Espagne ou en Angleterre, ou commander quelque province, quelque troupe. — Je suis très-humble serviteur de MML : je la servirois en tout ce qui dépendroit de moi. Si elle me faisoit l'honneur de me demander des avis sur la conscience, je lui en donnerois d'aussi fidèles que personne : c'est mon métier. Je lui en donnerois de même sur toutes choses ; mais je crois qu'elle n'en a besoin sur rien ; je ne lui en donnerai pas. Pour le roi, je ne me mêle pas de lui donner des avis, et M. de Lauzun ne m'a rien fait pour le vouloir faire chasser, et je crois, messieurs, que vous devriez modérer votre zèle ; vous le portez un peu trop loin. Ils ne furent pas contents de m'avoir parlé, ils furent trouver le confesseur du roi, pour lui dire la même chose. Le père Ferrier me vint trouver, qui me dit qu'il le diroit au roi et à M. de Lauzun. Je le dis à l'un et à l'autre, qui en furent fort surpris et qui blâmèrent fort la conduite de ces gens-là. Le roi ne douta pas que vous ne les chassassiez ; j'ai été étonné que cela ne fût pas fait. »

Je lui dis : « Vous avez raison, et moi j'en ai beaucoup de me plaindre de M. de Lauzun d'en avoir ainsi usé avec moi. » Je l'envoyai chercher ; il étoit à Paris. J'écrivis à Guilloire de dire à Segrais qu'il se retirât et que j'étois mal contente de lui.3 Ils allèrent tous deux le lendemain chez M. de Paris, et lui dirent : « Ah ! monsieur, vous nous avez perdus. Il n'y encore que moi de chassé, dit Segrais ; mais M. Guilloire le sera. » M. de Paris leur dit : « Vous l'avez dit à d'autres qu'à moi. » Il m'écrivit un billet pour me prier de ne le point nommer ; ce que je fis. Guilloire vint à Saint-Germain et me dit : « Voilà des tours de m. de Lauzun : il a fait agir M. de Paris ; » et étoit fort fâché. Je le renvoyai à Paris.

M. de Lauzun vint, que je grondai fort. Il me dit : « C'est que j'ai peine à faire du mal. On dira dans le monde que je veux faire le maître ; que je veux tout gouverner chez vous. » Je lui dis : « Plût à Dieu que vous le voulussiez ! c'est ce que je souhaite avec passion. » Il me dit encore : « On dira que je chasse les vieux domestiques ; mais, à dire le vrai ceux-là vous traitent fort cavalièrement. Envoyez chercher le père Ferrier ; il vous dira la même chose que M. de Paris, et ils étoient cause que je n'osois quasi aller chez vous. »

M. de Montausier se mit dans la tête de sauver Segrais et de presser M. de Paris pour me dire qu'il n'avoit dit mot. Je dis toujours à m. de Lauzun : « Ils sont également coupables ; Guilloire a moins d'esprit : il n'a pas imaginé la chose ; mais il a été ravi de la faire. Après cela voyez si je pourrois garder un homme qui en a usé ainsi pour vous. Songez donc à me trouver un homme en place de Guilloire. » Il me dit : « On m'en a proposé deux ou trois ; mais ce sont gens qui ont eu des attachements à des gens, qui ne vous sont pas agréables. J'ai jeté les yeux sur Rollinde. Je vous en parlois cet hiver ; je vous disois que je l'avois envoyé en Guienne pour les affaires de ma maison ; qu'il avoit accommodé celles que nous avions avec M. de Roquelaure, et que quoiqu'il ait été contre nous je l'avois trouvé si honnête homme et si habile que j'avois prié M. de Roquelaure de trouver bon qu'il se mêlât de mes affaires. » Je lui dis : « Je veux bien cet homme-là ; Roquelaure a toujours été de mes amis. » Il me dit : « Il lui en faudra parler. » Guilloire me vint trouver et me dit : « Je sais que M. de Lauzun vous veut donner un nommé Rollinde, qui est un très-honnête homme, qui est très-habile ; mettez-le en la place de M. Losandière, ou ayez-les tous deux ; je lui lairrai tout faire, et ne m'ôtez pas. »

Il alla chercher Pertuis, qui est fort des amis de M. de Lauzun pour lui demander pardon ; pour lui faire des protestations de service. Jamais je n'ai vu un homme si fâché de s'en aller, si souple, si désavouant sa conduite passée. Je voulus qu'il s'en allât.

Le lendemain de Pâques, M. de Lauzun m'envoya Pertuis pour me dire que le roi lui avoit fait l'honneur de lui donner le gouvernement de Berri. Je le savois déjà ; un brigadier de sa compagnie me l'étoit venu dire ; il étoit vacant par la mort du maréchal de Schulemberg. Il me manda aussi que M. de Roquelaure étoit à Saint-Germain, et que je l'envoyasse chercher pour lui demander Rollinde ; ce que je fis. Il vint chez moi dès que j'eus dîné ; je lui dis qu'il y avoit un homme dont j'avois ouï dire beaucoup de bien, qui étoit en grande réputation de capacité et de probité, et que j'avois un grand besoin que l'on eût soin de mes affaires ; qu'elles étoient en désordre, et que je le priois de me le donner. Il me fit de grands discours, qui ne signifient rien : c'est un grand diseur de riens, fort bonhomme et bon ami. Il a toujours passé pour cela. Il l'avoit toujours été de M. de Lauzun. La conclusion fut qu'il me l'amèneroit.

Le soir je trouvai M. de Lauzun chez la reine, à qui je fis mon compliment, qu'il reçut comme on peut juger ; je lui dit tout bas : « Je me suis contente de rien de ce que le roi vous donne ; je voudrois qu'il me donnât à vous ; jusque-là je ne me réjouirai de rien. » Il me répondit qu'il étoit de mon avis et que tout lui faisoit dépit.4

M. de Roquelaure m'amena Rollinde, et le laissa avec moi. J'en fus fort contente. Je le dis le lendemain à M. de Lauzun, avec qui j'eus une longue conversation chez la reine, qui nous trouva ; elle ne regarda pas cela de bon œil. Belloy ajusta avec Guilloire les choses pour son payement. M. de Lauzun me dit qu'il avoit dit au roi qu'il me donnoit Rollinde, et qu'il l'avoit eu fort agréable. Cela me faisoit un grand plaisir quand je voyois l'approbation que le roi donnoit au commerce que j'avois avec M. de Lauzun. Guilloire s'en alla : ce fut une grande désolation pour tous ses amis, la plupart ne l'étant que parce qu'il s'en alloit ; ils ne l'étoient pas auparavant.

Sœur Anne-Marie de Jésus5 me parla de me raccommoder avec madame de Longueville ; je ne voulus pas. Je le dis à M. de Lauzun, qui me dit : « Et pourquoi ? vous n'avez pas sujet d'être fâchée contre elle ; ce qu'elle a dit part de bonne amitié pour vous. Pour moi, je serois ravi que vous fussiez raccommodées ; au moins je reverrois M. de Longueville, qui a toujours été de mes amis et que je n'ai pas vu depuis tout ceci. »

Il s'étoit passé pendant notre affaire une assez plaisante aventure entre M. de Longueville et M. de Lauzun. Il me la conta : M. de Longueville étoit des amis de M. de Lauzun ; il lui faisoit la cour et M. de Lauzun en usoit très-bien avec lui. Il lui dit un jour : « Je voudrois bien avoir une conversation avec vous sur une affaire de la dernière importance pour ma fortune. » Il lui dit : « Ce sera quand il vous plaira. » M. de Lauzun, qui savoit son dessein, appréhendoit fort de se trouver tête à tête avec lui. Un matin à la messe du roi, il lui dit : « Dînez-vous chez vous ? » M. de Lauzun lui dit : « Je ne sais ; si je trouve un homme avec qui je suis engagé d'aller, je n'y dînerai pas. » Il crut en être défait ; M. de Longueville ne sut faire autre chose que de dire à ses valets : « Laissez entrer tous ceux qui viendront ; » chose qui lui étoit fort extraordinaire : car sa porte étoit toujours fort barricadée, et personne n'y entroit. Les voilà à table. Ils achèvent de dîner ; personne ne vient ; il étoit au désespoir. Les voilà assis auprès du feu. M. de Longueville commence : « Vous m'avez toujours témoigné tant de bonté que je ne veux penser à rien, sans vous en rendre compte et vous en demander votre avis. Il y va de ma fortune à cette affaire, et elle me seroit mille fois plus agréable si elle me venoit par vous ; » enfin toutes les honnêtetés que l'on peut dire à un homme pour qui on a beaucoup d'estime, qui a beaucoup de crédit, et que l'on veut engager à obliger par la reconnoissance, que l'on lui témoigne avoir avant l'obligation.

M. de Lauzun lui dit en regardant souvent du côté de la porte, comme un homme qui espère du secours : « J'ai toujours été votre serviteur et votre ami ; vous me faites justice de vous fier à moi et de croire que je vous servirai en tout ce qui en dépendra ; mais de quoi est-il question ? car vous ne m'avez parlé que généralement. » Il dit qu'il trembloit : il ne vouloit pas dire son secret à M. de Longueville ; il ne vouloit pas tromper. Un homme est bien embarrassé [dans cette position]. Heureusement il entra quelqu'un, qui ôta M. de Lauzun de son embarras.

L'affaire fut publique deux jours après. Il lui fit un compliment en passant, chez la reine ; car chez lui personne ne l'y trouva, ou il étoit sorti, ou il le faisoit dire ; car en pareille occasion on est accablé d'amis et d'ennemis. Le vent de la prospérité pousse également tout le monde ; mais celui qui le mène, quand il est aussi peu capable d'en prendre que M. de Lauzun est, il sépare le bon d'avec le mauvais et ne respire que le bon et celui qui est nécessaire pour ne s'en pas enfler. L'affaire de madame Longueville6 arriva ; ainsi il ne vit ni parla plus à M. de Lauzun.7

Il vint un jubilé à Pâques : sœur Anne-Marie m'écrivit encore pour me raccommodez avec madame de Longueville. Je lui fis réponse que je le voulois bien ; mais que je la priois de lui dire de ne me parler de rien, que la matière m'étoit si sensible, que la plaie étoit encore si fraîche qu'il ne la falloit pas renouveler. Il y avoit force choses tendres pour M. de Lauzun. Le roi étoit même cité. J'envoyai voir ces lettres à M. de Lauzun qui les trouva bien, et comme c'étoit le mercredi et que je n'arrivai à ténèbres qu'après qu'elles furent commencées, je dis au roi ce qui m'avoit empêché de venir. Je lui montrai ma lettre, ne voulant rien faire sans son avis. Je lui en avois parlé dès auparavant. Il avoit approuvé que je me raccommodasse ; mais comme ma lettre étoit forte tendre pour M. de Lauzun, j'étois bien aise de la lui montrer pour lui faire connoître que je ne changeois point et dans l'espérance de le rattendrir et de lui faire pitié de mon état pour le finir.

Je fus à Paris la semaine de Pâques. Je fus droit aux Carmélites au grand couvent. Madame de Longueville vint où j'étois ; nous arrivâmes l'une d'un côté et l'autre de l'autre dans la chambre de la reine. C'est que la reine ma grand'mère y avoit fait bâtir un appartement ; il n'y a point changé de forme ni de nom, et c'est où l'on va d'ordinaire. Nous nous embrassâmes. Elle me dit : « C'est de fort bon cœur ; je n'ai jamais eu dessein de vous fâcher. — Ni moi non plus. — Je suis fort fâchée de ce que j'ai fait. » Nous nous mîmes en conversation ; puis on nous sépara. Nous nous embrassâmes encore, et je lui dis : « J'ai plus de torts envers vous en ce que j'ai reculé de vous voir. Je vous en dis ma coulpe ; car sœur Anne-Marie m'en a parlé plusieurs fois, et je suis obligée de vous dire qu'il y a des gens qui n'ont pas l'honneur d'être connus de vous qui m'ont fort pressée de me raccommoder et qu'il n'a pas tenu à eux que je ne l'aie fait plus tôt, et que ce fut une grande joie hier au soir quand je leur dis que je venois ici pour cela. » Elle me répondit : « Je leur suis fort obligée. — C'est de très-bonne foi, lui dis-je, que je me raccommode. » Elle me dit de même, et nous nous séparâmes fort tendrement de part et d'autre, et depuis nous avons fort bien vécu ensemble. C'est une personne d'une grande et austère vertu et de beaucoup de mérite.

Je m'en retournai à Versailles ; je rendis compte de la conversation à M. de Lauzun. Je parlai à M. de Longueville chez la reine. Il s'approcha de moi ; je lui dis : « J'ai vu ce matin madame votre mère aux Carmélites. » Il me témoigna en avoir une grande joie. M. de Lauzun se vint mettre en conversation. J'en rendis compte au roi mot pour mot. Il trouva que cela s'étoit bien passé. M. de Longueville fut dîner chez M. de Lauzun. Pertuis l'y mena. M. de Longueville me vint voir le lendemain. Le roi témoigna à M. le Prince (à qui il n'avoit rien dit à mon égard, quoiqu'il eût trouvé à redire qu'il eût discontinué de me voir, puis qu'ayant blâmé ce qu'avoit fait madame de Longueville il ne devoit pas entrer là dedans), qu'il étoit bien aise que nous fussions raccommodés. Il me vint voir, M. le Duc et madame la Duchesse ; mais ils ne me parlèrent de rien.

Je me trouvai mal ; j'eus un grand rhume qui me fit demeurer à Paris huit ou dix jours. M. de Lauzun ne me vint point voir ; ce qui me fit beaucoup durer le temps. Il envoyoit tous les jours savoir de mes nouvelles.

On s'en alla en Flandre.8 J'avois un confesseur que j'avois pris ici, lors de mon exil ; c'étoit un curé de la paroisse, religieux de Sainte-Geneviève, à qui j'avois fait donner une abbaye de Saint-Léger de Soissons, de leur ordre. Il demeuroit à Luxembourg. Je ne sais comme quoi mal à propos je m'avisai un jour, tout au commencement de mon affaire, de [la] lui dire ; je croyois que ce que l'on disoit à son confesseur étoit une chose dont il gardoit le secret, comme de la confession. Quand Madame mourut il me demanda : « Ceci ne vous fera-t-il point changer de résolution ? » Je lui dis que non. A mon retour de Chambord, il me dit : « L'affaire de Monsieur est donc rompue ; vous allez achever celle de M. de Lauzun. » Cette curiosité me déplut ; je lui dis : « Je n'y songe plus. » Le jour de la Notre-Dame de décembre, qui fut le jour que M. de Lauzun me dit que Guilloire en avoit été avertir M. de Louvois, le matin, en sortant de confesse, mon confesseur me dit : « Je vous avertis que M. Guilloire a quelque vent de l'affaire de M. de Lauzun et qu'il m'en parla hier soir, et je ne lui répondis rien ; je fis semblant de dormir. » Je lui dis : « Ah ! si vous le lui aviez dit et que vous vinssiez au-devant, ce seroit une horrible chose. » Il me dit : « Je ne serois pas digne de mon caractère, si je l'avois fait. » Je lui répondis : « Je vous demande pardon d'avoir pensé cela. » Au temps du mariage, il me dit : « Il n'y a rien à dire à la chose ; mais tant de gens se déchaînent contre ; je ne hâterois point l'affaire ; je lairrois revenir tout le monde pour leur faire connoître le tort qu'ils ont de s'y opposer. » Je lui dis : « Le roi est le maître, qui y consent ; je ne me soucie ni du monde ni de ma belle-mère ni de ma sœur. » Depuis je ne fus point à la confesse à lui, et je n'y fus qu'au jubilé à un Augustin déchaussé des Loges auprès de Saint-Germain. Car quand on a le cœur blessé, il faut se donner du temps pour revenir ; il ne faut pas s'approcher des sacrements, si on ne s'en sent pas digne. M. de Lauzun me prêchoit tous les jours que je devois mettre tous les ressentiments que je devois avoir aux pieds de Notre-Seigneur, le remercier des grâces qu'il m'avoit faites, et profiter de cette disgrâce ; mais on ne fait pas cela tout d'un coup. Je ne parlois quasi plus à l'abbé de Saint-Léger, quand j'allois à Paris. Quand il vit que j'avois été à confesse à un autre, il jugea bien qu'il s'en iroit. Quand il vit Guilloire et Segrais partis, il me dit : « Je m'en irai peut-être aussi. » Je ne lui disois rien. Comme je partis pour le voyage, il me dit : « C'est cette fois que je m'en vais. » Je lui dis : « Je crois que vous serez aussi bien à votre abbaye qu'ici. » Nous nous séparâmes.9

Je ne me portois pas bien quand l'on partit. Je me trouvai mal à Chantilly, où le roi séjourna un jour. J'avois le visage bouffi et les jambes enflées et les mains ; mais mon médecin dit qu'il n'y avoit point de danger ni à craindre de devenir hydropique ; que ce n'étoit que des vapeurs de rate causées par le mélancolie. Cela ne laissoit pas de mettre en peine M. de Lauzun. En parlant à moi, il me paroissoit avoir de l'inquiétude de me voir, sans me l'oser témoigner, de peur de m'en donner. Il arriva un tragique accident comme la cour étoit à Chantilly. Un maître d'hôtel de M. le Prince, qui avoit toujours été fort sage, se tua. On dit que c'étoit qu'il avoit trouvé que quelque chose n'alloit pas bien à sa fantaisie et qu'il s'en étoit tué de dépit.10

On fut coucher à Liancourt ; je m'allai coucher de bonne heure. Le lendemain le roi me dit en carrosse : « Comme je venois hier au soir chez la reine, je trouvai tout le monde en entretien ; madame de Nogent pleuroit. Mademoiselle d'Elbœuf leur dit qu vous étiez hydropique, et que vous ne vivriez pas six mois. » Cela ne m'alarma pas.

Quand Guilloire s'en alla, Monsieur me dit à table : « Guilloire n'est plus à vous, ma cousine, et vous avez pris un M. Rollinde en sa place. — Oui, Monsieur. — Guilloire étoit honnête homme. » Je ne dis rien. « Segrais n'est plus à vous aussi ; voilà bien des gens qui s'en sont allés. » Je lui dis : « On fait chez soi ce que l'on veut. » Le roi sourit et voyoit que Monsieur avoit bien envie de parler et qu'il n'osoit dans le carrosse. Il me dit : « Vous n'avez donc plus votre confesseur ? — Non, Monsieur ; il a voulu aller à son abbaye. — C'est-à-dire comme les chiens que l'on fouette. — Monsieur, il étoit obligé en conscience d'y aller, et je ne le savois pas. » Le roi dit : « Quand un moine est hors de son couvent, il perd la tramontane et ne sait plus ce qu'il fait : il veut se mêler des affaires du monde et ne les entend pas. Ma cousine a bien fait de le laisser aller chez lui. » Cela ferma la bouche et me fit un sensible plaisir ; car cela montroit qu'il étoit bien aise que je me défisse de tous les gens qui n'étoient pas amis de M. de Lauzun.

Il [Lauzun] ne vouloit point venir à Chantilly. Il m'avoit dit le soir que nous partîmes de Saint-Germain qu'il ne me verroit de deux jours et qu'il nous rejoindroit à Liancourt. Je fus tout étonnée quand, à la dînée, je le vis passer dans un carrosse de louage avec Nyert et Moreau, premiers valets de chambre et de garde-robe du roi. Il ne menoit point son carrosse au voyage, ayant donné ses chevaux à madame de Montespan. A tous les autres [voyages], c'étoit la duchesse de La Vallière qui voituroit ses ;femmes ; à celui-là, elle s'avisa, la veille, de mener son carrosse ; elle n'avoit point de chevaux. On trouvoit toujours à point nommé toutes choses chez M. de Lauzun, et ces dames-là en usoient avec une grande autorité, et lui, pour plaire au roi, avoit soin de leur rendre toute sorte de service. Il ne s'empressa pas fort avec M. le Prince et M. le Duc, quoiqu'ils lui fissent mille honnêtetés.11

M. et madame de Verneuil12 vinrent faire leur cour à Chantilly au roi et à la reine. Nous causâmes fort, madame de Verneuil et moi, sur un bruit qui couroit que M. de Verneuil vouloit se défaire du gouvernement de Languedoc entre les mains de M. de Lauzun, et que M. de Sully13 auroit celui de Berri, avec quelque autre récompense ; elle me dit qu'elle le souhaitoit fort, qu'elle y contribueroit de tout son pouvoir ; que M. de Verneuil n'étoit plus en âge de faire de si longs voyages qu'étoit celui de Languedoc et qu'il auroit une vraie joie de le voir entre les mains d'un homme, pour lequel il avoit autant d'estime et d'amitié. Je la remerciai fort par l'intérêt que j'y prenois.

Le lendemain, en partant, on ne fut pas plus tôt en carrosse que Monsieur dit : « J'ai oublié de demander à madame de Verneuil s'il est vrai que son mari vend le gouvernement de Languedoc, comme le bruit en court. » Personne ne dit mot. Monsieur reprit : « C'est un beau gouvernement ; votre père l'avoit, ma cousine. » Le roi dit : « Il l'a eu, parce qu'il l'avoit voulu avoir pendant la régence ; car en un autre temps il ne l'auroit pas eu.14 » Monsieur dit encore quelque chose, sans nommer m. de Lauzun ; mais on voyoit bien où cela alloit. Le roi répondit d'une manière fort obligeante et qui regardoit aussi M. de Lauzun indirectement. Je sais bien que j'en fus fort contente et lui aussi, à qui j'en rendis compte, dès que nous fûmes arrivés à Liancourt ; mais je ne me souviens plus ce que c'étoit.

Si j'eusse continué à être incommodée, je m'en serois venue ici d'Abbeville, où on devoit passer ; mais le voyage, qui fatigue les gens, me guérit. On alla droit à Dunkerque.15 M. de Duras commandoit les troupes. On appela cette campagne la campagne de brouettes16 ; le roi alloit tous les jours voir travailler. On jouoit à un jeu que l'on appelle hoca.17 On y perdit de grandes sommes ; mais comme l'on ne payoit pas régulièrement, ceux qui gagnèrent ne profitèrent pas beaucoup. Le roi et M. de Lauzun payoient fort bien.18

Le roi trouva M. de Louvois à Montreuil, qui lui dit l'état où il avoit trouvé les troupes, et que la brigade de Saint-Germain-Beaupré, de la compagnie de M. de Lauzun, étoit fort mauvaise. M. de Lauzun fut au désespoir et gronda fort Saint-Germain ; car il ne leur recommandoit autre chose que d'avoir de bonnes brigades. J'étois dans le cabinet de la reine avec madame de Nogent, pendant qu'elle jouoit dans sa chambre. Saint-Germain vint et se jette à genoux devant moi, et me dit : « Vous voyez un homme au désespoir ; si vous n'avez pitié de moi, je suis perdu : M. de Lauzun me veut casser. Parlez-lui. » Je lui dis : « Votre brigade est-elle bonne ? » Sans savoir ce que c'étoit ; il me dit que oui, et me pria de lui parler. Comme il jouoit avec le roi, je ne jugeai pas à propos de l'envoyer querir en sortant, parce qu'il étoit bien aise de se reposer. Je lui écrivis et lui mandai que le pauvre Saint-Germain étoit au désespoir et que je le priois d'avoir un peu d'égard pour lui ; que sa mère étoit mon amie. Je le vis le lendemain à la messe ; il ne me dit rien. Mais en arrivant à Boulogne, Saint-Germain me vint remercier qu'il lui avoit faire force honnêtetés. Je ne lui parlai qu'à Dunkerque ; il vint chez la reine, comme elle arrivoit, pour me présenter Robert, l'intendant de Dunkerque, qui m'offroit son logis ; que mon maréchal des logis n'avoit pas voulu déloger. M. de Lauzun me dit que je le prisse ; que je lui ferois plaisir ; que c'étoit un honnête homme de ses amis. Ensuite il me pria de ne me jamais mêler de lui faire des recommandations ; que je l'embarrassois, et que cela pourroit déplaire au roi. Cela finissoit tout.

On le logea fort mal à Dunkerque ; il étoit fort en colère contre le maréchal des logis. Il me disoit : « Hélas ! je m'aperçois tous les jours que je suis un misérable ; autrefois j'étois accoutumé à l'être et je ne m'en souciois point ; mais après ce que j'ai pensé être, tout me manque. » On peut juger si nous pleurions tous deux.

M. de Guise alla en Angleterre pour faire comme les autres : car tous les jeunes gens y alloient ; il envoya d'Alesso, qui étoit auprès de lui comme une manière de gouverneur (c'étoit un homme de qualité, qui avoit été cornette des chevau-légers de feu Monsieur), pour savoir si je trouverois bon qu'il vînt me dire adieu. Je lui mandai que, comme il avoit cessé de me voir sans raison, qu'il n'étoit pas nécessaire sans raison aussi d'y revenir ; que s'il croyoit en avoir eu, qu'elles subsistoient encore et que je n'étois pas changée ; ainsi qu'il ne devoit pas changer. Je le dis le soir chez la reine à M. de Lauzun, qui écoutoit cela sans rien dire, et puis il disoit : « Vous n'êtes pas changée ? — Non, et je changerai jamais. » On fit courre le bruit que nous nous étions mariés avant que de partir de Paris, et la Gazette de Hollande le [dit]. On me l'apporta pour me la montrer. Il rioit ; je ne dis rien ; je [la] lui envoyai.19

La garde de cavalerie de la maison du roi étoit devant mes fenêtres. Je l'allois voir avec grand plaisir et plus particulièrement quand c'étoit la compagnie de M. de Lauzun. Je reprochai en passant un jour à Barail qu'il ne me venoit pas voir. Enfin il y vint un samedi matin ; il entra dans ma chambre avec un air riant. Je crus qu'il avoit quelque chose à me dire ; j'entrai dans mon cabinet en grande hâte ; il me dit : « Il est admirable aujourd'hui ; il a un habit neuf tout uni, et un ruban couleur de rose à sa cravate ; mais tout cela est d'un air charmant. J'ai été si aise de le voir ainsi que je suis venu tout courant vous le dire. Je lui ai dit que j'y venois ; il m'a dit que j'étois un fou ; je lui ai répondu que j'étois sûr que vous en seriez bien aise. » Il est vrai que cela me fit plaisir de voir la manière dont il me le disoit, et l'amitié qu'il avoit pour lui et pour moi.

Il y avoit des revues de cavalerie sur le rempart du côté de Mardick, tous les samedis. La reine y alloit toujours. Je dis à Barail : « On le verra tantôt à la revue. » Je fus chez la reine, qui dit : « Je n'irai point à la revue aujourd'hui ; je m'irai promener de l'autre côté. » Je fus fort fâchée et j'espérois qu'elle changerois ; je lui dis fort qu'il y falloit aller. J'allai l'après-dînée voir Madame Colbert, qui étoit arrivée la veille de Paris, où je trouvai madame de Soubise. Nous dîmes fort à madame Colbert qu'il falloit qu'elle vînt à la revue voir son gendre, M. de Chevreuse, à la tête des chevau-légers, et y faire aller la reine ; je me tourmentai tant que la reine y fut, et je vis M. de Lauzun avec le ruban tant vanté. Je fus de l'avis de Barail et je lui fis signe qu'il avoit raison.

Madame la duchesse d'York étoit morte il y avoit peu de temps ; tout d'un coup il prit une fantaisie à M. de Lauzun que je voulois l'épouser [le duc d'York]. Il vint à mon logis un soir que la reine venoit de la promenade. Il envoya savoir si j'étois chez moi. Nous entrâmes dans mon cabinet. Il me dit : « Je viens vous dire que, si vous voulez épouser M. le duc d'York, je supplierai le roi de m'envoyer demain en Angleterre pour négocier votre mariage : je ne souhaite au monde que votre grandeur et vous voir contente. Je ne suis bon qu'à vous servir. Je serois le dernier des hommes et le plus ingrat si je songeois à autre chose. Employez-moi donc et dites-moi sincèrement ce que vous pensez là-dessus. — Je ne pense à rien qu'à vous ; je ne suis occupée d'autre chose ; je ne songe qu'à perdre mon temps pour parler au roi et lui dire que l'on ne dira point qu'il m'a sacrifiée à vous, quant il me permettra de vous épouser ; que s'il m'en empêche, on blâmera sa cruauté ; on dira qu'il me tient comme une esclave pour avoir mon bien ; qu'il est de son équité et de sa justice de me laisser en liberté. Voilà, monsieur, à quoi je songe. » Il se jeta à mes pieds et fut longtemps sans parler ; j'eus quasi envie de le relever ; mais je me reculai bien vite et le laissai au milieu du cabinet. Il me dit : « Voilà où je voudrois passer ma vie ; mais je ne suis pas assez heureux. Il ne faut songer à rien que déplaise au roi. Pour moi, je n'ai que la mort à souhaiter. » Je pleurois beaucoup, et il s'en alla.

M. Colbert, ambassadeur de France en Angleterre, vint à Dunkerque ; il me dit qu'en Angleterre on n'avoit point désapprouvé cette affaire ; que l'on avoit été fort fâché de quoi elle étoit rompue ; que tout le monde aimoit et estimoit M. de Lauzun et que le roi d'Angleterre lui avoit dit : « Il faut que j'aie bien de la considération pour M. de Lauzun, et que je fasse grand cas de sa personne et de son mérite pour n'être pas fâché que Mademoiselle l'ait préféré à moi, de qui elle n'a pas voulu. Je l'ai toujours regretté et j'aurois été au désespoir qu'elle eût épousé un autre ; mais pour M. de Lauzun, j'en suis bien aise. » M. le duc de Buckingham, qui est fort de ses amis, vint voir le roi ; il me vint voir ; nous parlâmes fort de lui ; il me dit qu'en toutes les choses où M. de Lauzun et moi aurions besoin du roi d'Angleterre, qu'il nous serviroit et que pour lui nous pouvions compter comme sur un homme qui feroit tout ce que nous voudrions.

Je crois qu'il est inutile de dire que MM. les capitaines des gardes n'alloient aux revues que quand le roi y étoit, pour se mettre à la tête de leur escadron pour le saluer, quand il passoit, ou la reine, et particulièrement M. de Lauzun, qui n'auroit pas obéi volontiers à Duras.

Quand ce que le roi faisoit faire [à Dunkerque] fut achevé, on s'en alla à Tournay. On passa ou on séjourna. Le roi s'alloit promener tous les jours, comme il faisoit à Dunkerque, et voir les ouvriers. M. de Lauzun envoya M. de Pertuis me dire qu'il s'en alloit à Bruxelles ; qu'il étoit fort fâché de ne me pouvoir venir dire adieu. Il n'y vint point ; je le vis seulement chez la reine. Nous ne fûmes pas longtemps à Tournay ; on alla à Ath. On parla de la beauté d'un jardin, qui est à Enghien, à trois lieues de là. C'est une petite ville qui appartient au duc d'Arschott. Monsieur eut envie d'y aller ; le roi le permit. Madame de Montespan y devoit venir ; mais elle n'y vint pas ; il n'y eut que Monsieur et quelques dames qui y vinrent avec nous. Force seigneurs y suivirent Monsieur, [et formèrent] une escorte par honneur ; car on étoit en paix. Le châteaux est grand, mais vieux. Pour le jardin, c'est la plus belle chose du monde et la plus extraordinaire ; mais il faudroit un temps infini à en faire la description, et après cela on n'y comprendroit rien, si on ne l'avoit vu. C'est le chemin de Bruxelles à Ath. En y arrivant, nous trouvâmes M. de Lauzun et Guitry, qui revenoient dans un carrosse sans livrée. Valentinois étoit avec eux ; ou ne vit que lui ; ils se cachèrent ; mais je les vis bien. Monsieur y donna à dîner ; on se promena et on revint fort entêté de tout ce que l'on avoit vu. Le comte de Charny m'y vint voir ; Monsieur lui fit mille honnêtetés.

Le récit que nous en fîmes, Monsieur et moi, y fit aller mille gens : les ministres y furent, le maréchal de Villeroy. Tous revenoient aussi entêtés de ce jardin que Monsieur et moi. Le roi eut envie d'y aller et la reine, et les Espagnols fort mal gracieusement y envoyèrent une garnison ; cela choqua le roi, qui n'y voulut plus aller.

Au retour d'Enghien, M. de Lauzun vint chez la reine, qui me conta son voyage de Hollande ; j'étois fâchée de quoi il étoit parti sans me dire adieu. Ainsi je lui aurois volontiers fait la mien ; mais dès qu'il voyoit que j'avois envie de gronder, il avoit des manières à me ramener et à me mettre de bonne humeur, qu'il n'y en eut jamais de pareilles ; il est tout comme le jardin d'Enghien : en de certaines choses il faut le voir ; car on ne sauroit le dépeindre ni l'imiter.

Je m'allai souvenir qu'en causant, dans le temps de notre mariage on parloit de voyage. Il me dit : « J'en ferai un cette année ; quand le roi sera en Flandre, je veux aller à Bruxelles, à Anvers, en Hollande, voir toutes les places pendant la paix ; cela est quelquefois utile en temps de guerre, vous ne vous ennuierez pas ; je ne serai que quinze jours ; mais comme ce sera la première fois que je vous aurai quittée, vous vous en apercevrez plutôt que quand vous y serez accoutumée. » Je lui disois : « Mais je vous verrai si peu en tous lieux, qu'il me sera égal que vous soyez où je suis ou ailleurs. Mais quand je vous dirai adieu, dites donc, serez-vous un peu attendrie ? — Non. — Je crois que si. » Il me pressa tant que je pleurai, et cela lui fit tant de plaisir que souvent il recommençoit.

Il me parloit aussi de celui qu'il auroit à aller à l'armée avec plus de considération qu'il n'en avoit eu ; qu'il feroit des choses extraordinaires, quand il songeroit qu'il falloit mériter l'honneur que je lui avois fait ; « au moins, s'il mouroit que l'on pût dire : La conduite qu'il a en toutes ses actions, qui le distingue des autres, autorise le choix que Mademoiselle en a fait. On meurt content après cela. » On peut juger si ce voyage discours ne me faisoit pas fondre en larmes. Ce souvenir-là nous fit pleurer fort longtemps, et j'eus toutes les peines du monde à essuyer mes yeux, pour qu'il n'y parût point en soupant.

Il me disoit : « Pour vous consoler, songez ce que je vous ai dit cent fois que, dès que vous seriez en chagrin contre moi, vous me diriez, sans que je vous eusse donne aucun sujet : Vous êtes un ingrat ; songez ce que je suis, et que vous n'êtes pas roi. » Et moi, je lui disois : « Souvenez-vous que, toutes les fois que vous m'avez tenu ce discours, je vous disois que vous me reprocheriez : Si j'étois roi, je vous reprocherois que vous avez quarante-trois ans. C'est pourquoi connoissant ce que nous nous pouvions reprocher l'un à l'autre et le prévoyant ; nous ne nous serions jamais fait de reproches. »

Dans le temps que notre affaire n'étoit pas encore déclarée et que nous songions aux mesures que nous avions à prendre, comme on a vu en plusieurs endroits et comme l'on voit encore par ce que je viens de dire, la considération qu'il avoit pour moi prévaloit toujours sur toutes choses et sur un intérêt aussi grand que celui qu'il avoit, et montra bien la bonté de son cœur et comme il l'avoit pour moi. Il me disoit : « Je voudrois que tout le monde pût savoir votre dessein, avant qu'il fût exécuté, pour que l'on pût vous dire tout ce que l'on voudroit contre moi. Si vous trouviez qu'il y eût autant de mal que l'on vous auroit dit, vous ne feriez point l'affaire, et quoi qu'il en soit vous feriez fort bien de changer. Si on ne vous disoit point de mal de moi ou que vous vérifiassiez celui que l'on vous auroit dit être faux, lors vous feriez ce qui vous plairoit, et vous auriez l'esprit en repos pour toujours. Autrement, quand nous serons mariés, je vous connois, dès que l'on vous viendra dire quelque chose, vous bouderez, vous serez chagrine, et moi plus chagrin encore quand je le verrai. A force de vous prier, vous me direz ce que c'est, puis qui l'aura dit. Cela sera fini ; la même personne n'osera revenir ; mais au bout de trois mois il en viendra une autre, qui fera la même chose, et je serai au désespoir de vous voir ainsi. C'est pourquoi je voudrois pour tout ce qui peut arriver, qui vous pourra déplaire, y pouvoir remédier. »

Depuis je lui disois quelquefois : « Vous m'êtes bien plus obligé de vous vouloir encore ; car je sais tout ce que l'on dit de vous. Je ne croirois plus que les femmes vous fissent peur, comme vous me disiez ; je ne vous croirois plus insociable, comme me disiez que vous étiez. Enfin sur tout ce que vous m'aviez dit pour me faire peur, je suis rassurée ; et sur toutes les choses sur quoi vous disiez que je ne devois pas craindre, j'en suis assez pour m'y précautionner. » Il me disoit : « Ce sont toutes précautions inutiles. Nous n'en devons jamais avoir ni vous ni moi que pour ne rien faire qui déplaise au roi. — Mais je voudrois, lui dis-je, qu'elles pussent à la fin être bonnes à quelque chose. » Il soupiroit et ne répondoit rien.20

 

FIN

 


NOTES

1. Cette retraite de mademoiselle de La Vallière eut lieu le 11 février 1671. Voy. les lettres de madame de Sévigné, en date des 12 et 18 février. Le Journal d'Oliv. d'Ormesson en parle en ces termes : « Le 11 février, madame de LaVallière se retira à Chaillot chez les religieuses de Sainte-Marie, et laissa une lettre pour le roi, qui lui marquoit sa retraite et qu'elle n'emportoit que son habit gris, laissant le surplus, comme étant au roi. Le roi lui envoya M. de Belfonds, et ensuite M. Colbert, avec ordre de la mener à Versailles, où il alloit ; ce qu'il fit, et la dame y alla sur la parole que le roi trouveroit bon qu'elle se retirât, si elle persévéroit. »

2. Les anciennes éditions ont remplacé monsieur par monseigneur; mais indépendamment du texte de Mademoiselle, les documents historiques du dix-septième siècle attestent que l'on ne donnait pas alors habituellement aux évêques le titre de monseigneur. On trouve l'origine de cet usage dans les Mémoires de Saint-Simon (édit. Hachette, t. VII, p. 171).

3. Segrais parle de sa disgrâce dans ses Mémoires-Anecdotes, mais il est loin de s'accorder avec Mademoiselle. Il m'a semblé convenable de rapprocher ici le témoignage de Segrais de celui de Mademoiselle. « La cause de ma disgrâce auprès de Mademoiselle ne vient pas de ce que j'ai voulu la dissuader de se marier avec M. de Lauzun. Je n'y ai jamais songé, parce que je ne le devois pas, étant son domestique, et qu'elle ne m'en donnoit pas l'occasion, quand j'aurois eu dessein de le faire. Quand son mariage, qui ne se fit pas, fut arrêté, elle me chargea d'en aller porter la nouvelle à madame d'Épernon, et elle me dit ce qu'elle vouloit que je lui rapportasse de sa part, et elle se retira de moi avec tant de précipitation, de crainte apparemment que je ne lui répliquasse, que je ne pouvois pas en avoir le temps ; mais M. Guilloire, son secrétaire des commandements, qui parloit plus librement que moi à Mademoiselle, par la confiance que sa charge lui donnoit auprès d'elle, lui dit tout ce qu'un véritable zèle pouvoit lui faire dire là-dessus. Et un jour étant dans l'antichambre, je l'entendis lui dire dans sa chambre assez haut, en lui parlant : Vous êtes la risée et l'opprobre de toute l'Europe. Je sus la rupture de son mariage vingt-quatre heures avant elle. M. de Lauzun la lui cacha lui-même. M. de Lauzun se comporta en cette occasion en grand courtisan ; quand le roi lui dit qu'il ne vouloit pas qu'il songeât davantage à ce mariage, en assurant que c'étoit pour des raisons qui ne le regardoient pas, il se jeta à ses pieds, et lui dit : « Sire, il m'arrive en cette occasion ce que j'avois le plus souhaité au monde de trouver, celle de vous donner la plus grande marque de ma soumission aux volontés de Votre Majesté, comme je la trouve en ce moment. » Le roi lui en sut bon gré, et il lui dit qu'il lui feroit tant de bien pour le consoler, que ses envieux en seroient jaloux. En effet il le fit peu de temps après gouverneur du Berri, et lui fit présent de cinquante mille livres pour s'acquitter de ses dettes. On a cru mal à propos que nonobstant la rupture du mariage qui devoit se faire en public et solennellement, il y avoit un mariage de conscience entre entre Mademoiselle et lui. Pour preuve que cela n'a pas été, c'est que Mademoiselle chercha depuis à se marier avec M. de Marsillac et ensuite avec M. de Longueville.*De plus elle chassa Madelon, sa femme de chambre, ce qu'elle n'auroit pas fait, si elle avoit cru qu'elle eût pu dire quelque chose sur ce sujet, sur l'empressement qu'elle témoigna alors de se vouloir marier. En effet le temps pressoit ; car elle avoit quarante-cinq ans. Mademoiselle, disoit madame de Nemours, croit qu'elle ne peut pas s'en donner au cœur joie, si le sacrement n'y a passé. A mesure que les affaire de Mademoiselle avançoient vers leur conclusion, elle trouvoit des prétextes de rien qui les faisoient échouer. La raison qu'elle apporta pour ne pas se marier avec le duc de Lorraine, c'est que les salines n'étoient pas d'un aussi grand revenu qu'elle avoit cru.**

*Mademoiselle affirme au contraire dans ses Mémoires qu'elle ne voulut pas consentir aux propositions qu'on lui fit pour ces projets de mariage.

**On a déjà vu dans les Mémoires de Mademoiselle (t. III, p. 522) qu'elle avait eu un tout autre motif pour refuser le duc de Lorraine.

4. Les anciennes éditions ont remplacée cette phrase si simple par les suivantes : « Il me répondit que mon souhait étoit trop obligeant ; qu'il n'y pouvoit répondre que par une protestation à mes genoux, et qu'il n'étoit pas dans un endroit pour l'oser faire ; qu'il me prioit pourtant d'être sensible à la bonté avec laquelle le roi lui avoit donné ce gouvernement. »

5. La sœur Anne-Marie de Jésus était mademoiselle d'Épernon, qui s'était fait carmélite en 1649, et dont il a été souvent question dans les Mémoires de Mademoiselle.

6. Voy. plus haut, [Chap. XVII] p. 241.

7. Ce passage, depuis il s'étoit passé jusqu'à ne parla plus à M. de Lauzun, a été résumé en quelques lignes dans les anciennes éditions.

8. La cour partit pour ce voyage au mois d'avril 1671.

9. Les anciennes éditions ont omis complétement ce passage depuis J'avois un confesseur jusqu'à nous nous séparâmes.

10. Voyez sur cette aventure de Vatel la lettre de madame de Sévigné en date du 26 avril 1671 [24 avril 1671].

11. Ce passage, depuis il ne vouloit point jusqu'à honnêtetés, est omis dans les anciennes éditions.

12. Henri de Bourbon-Verneuil, fils naturel de Henri IV. Sa femme était Charlotte Séguier, fille de chancelier.

13. Le duc de Sully était fils de Charlotte Séguier, qui avait épousé en premières noces Maximilien de Béthune, duc de Sully.

14. Les anciennes éditions font dire au roi : Je ne lui aurois pas accordé, sans songer que Louis XIV avait six ans à l'époque où le gouvernement du Languedoc fut donnée à Gaston d'Orléans.

15. La cour arriva à Dunkerque le 3 mai 1671.

16. Cette plaisanterie, si on y attachait quelque importance, donnerait une fausse idée d'une campagne dans laquelle on acheva les fortifications de Dunkerque.

17. Le hoca avait été introduit en France par le cardinal Mazarin. Il se jouait avec une table divisée en trente compartiments, numérotés depuis un jusqu'à trente. Les joueurs plaçaient à volonté leur argent sur un de ces compartiments : on tirait un numéro désignait le compartiment gagnant. Le banquier payait vingt-huit fois la somme placée sur ce compartiment et gardait le reste. Ce jeu de hasard fut prohibé dans la suite.

18. Ce passage, depuis on appela cette campagne jusqu'à payoient fort bien, a été omis dans les anciennes éditions.

19. Ces deux paragraphes, depuis on le logea fort mal jusqu'à je la lui envoyai, ont été omis dans les anciennes éditions.

20. Ces conversations de Mademoiselle avec Lauzun ont été altérés à chaque ligne dans les anciennes éditions. On pourra s'en convaincre par la comparaison des textes.

 


Mémoires de Mlle de Montpensier, Petite-fille de Henri IV. Collationnés sur le manuscrit autographe. Avec notes biographiques et historiques. Par A. Chéruel. Paris : Charpentier, 1859. T. IV, Chap. XVIII : p. 259-286.


This page is by James Eason, University of Chicago.